19
Révélations

À peine Alix sortait-il de chez Elisha qu’il s’entendit interpeller.

— Hé, monsieur, attendez…

Le Cyldias se retrouva nez à nez avec une très jolie femme d’une vingtaine d’années. Elle lui souriait comme si elle venait de faire une découverte des plus extraordinaires. Il vint à l’esprit d’Alix qu’une jeune femme comme elle n’avait pas sa place dans une cité comme Nasaq ; elle se voyait tout simplement trop, risquant de gros ennuis…

Avant que l’une ou l’autre ne parle, Sarel s’interposa.

— Tu ne devrais pas sortir sans protection, Séphonie.

Sans se sentir le moins du monde fautive, elle répliqua du tac au tac :

— Je ne suis pas sortie seule puisque ton compagnon et toi êtes là pour me défendre en cas de besoin.

Les deux hommes réprimèrent un sourire. Cette fille avait certes du mordant. Sarel maugréa tout de même :

— Peut-être, mais tu ne devrais pas courir de risque. Je ne voudrais pas que…

Séphonie n’avait pas du tout envie que Sarel se lance dans une leçon de morale. Elle se tourna plutôt vers Alix :

— Vous vous entendez bien avec votre frère ?

Cette fois, Sarel fut incapable de contenir son amusement. Quiconque connaissait un peu Alix n’aurait jamais osé pareille question.

— Non. C’est la réponse que vous désiriez entendre ?

Sourire en coin, Alix attendit qu’elle poursuive, les bras croisés sur la poitrine. Il n’avait porté qu’une attention limitée aux activités de son frère ces derniers temps, trop absorbé par ses propres problèmes.

— Il est venu voir ma grand-mère. Il voulait qu’elle remonte le cours de ses souvenirs jusqu’à sa naissance…

Séphonie n’en dit pas plus, attendant qu’Alix réagisse.

— Est-ce qu’Elisha a réussi ?

— Bien sûr qu’elle a réussi…

Le ton de la jeune femme était un rien condescendant.

— Elle lui a dit d’où il venait ? ! explosa Alix.

Il n’avait vraiment pas besoin que cet imbécile découvre ses origines en ce moment.

— Pas exactement. Elle ne lui a dévoilé qu’une portion de son passé. D’après ce que j’ai compris, elle a gardé le plus important pour une rencontre ultérieure, en échange des ingrédients d’une potion et d’un sortilège.

Malgré lui, le Cyldias sentit ses muscles se relâcher. Avant qu’Alix ne puisse demander des précisions, Sarel s’enquit :

— Comment en sais-tu autant sur le frère d’Alix alors qu’Elisha t’a toujours interdit d’assister à ses entretiens ?

Séphonie eut le bon goût de rougir. Grâce à ses facultés de nyctalope, Alix le vit en dépit de l’obscurité. Séphonie releva finalement la tête dans une attitude de défi.

— J’ai toujours été convaincue qu’il me serait un jour utile d’avoir écouté ce que je ne devrais pas et je pense que c’est le cas.

D’un regard, elle quêta l’approbation d’Alix.

— Elle a raison, Sarel. Si elle peut me rapporter la conversation entre Alejandre et Elisha, je gagnerai un temps précieux.

— Et elle se retrouvera en danger si jamais ton frère apprend qu’elle sait quelque chose, compléta Sarel.

— C’est un risque qu’elle doit assumer, riposta Alix en fixant Séphonie.

Celle-ci hocha la tête en signe d’assentiment.

— La question ne se pose même pas ! De toute façon, il est trop tard pour reculer.

Alix sourit devant l’audace de la jeune femme.

— Vous ignorez quel genre d’homme est mon frère, ne put-il s’empêcher de préciser.

Séphonie haussa les épaules.

— Détrompez-vous ! J’ai moi aussi des dons, bien qu’ils diffèrent totalement de ceux de ma grand-mère. Je peux voir l’âme et le cœur des gens au premier contact et ainsi savoir s’ils méritent ma confiance. Ce n’est pas le cas de votre frère. Le vôtre, oui…

Alix comprenait maintenant pourquoi Séphonie n’avait pas hésité à sortir pour lui parler. Elle lui révélerait sûrement tout ce qu’elle savait, mais cette rue sombre n’était pas le meilleur endroit pour le faire. Lisant vraisemblablement dans ses pensées, Sarel leur offrit d’aller chez lui pour discuter.

* *

*

Ils s’installèrent dans le petit appartement contigu à son lieu de travail. Sans plus attendre, Séphonie fit un bref récit de la conversation entre Elisha et Alejandre ; le retour dans le temps s’était surtout déroulé en images auxquelles Séphonie n’avait pas eu accès. Lorsqu’elle eut terminé, le Cyldias jura. Même si son frère ignorait encore les principaux éléments de son passé, il se doutait bien que ce dernier mettrait tout en œuvre pour le découvrir. Restait à espérer qu’Alejandre ne parle pas de sa récente découverte à Mélijna. D’un autre côté, il savait que son frère ne pouvait espérer trouver les ingrédients nécessaires à la curieuse potion ailleurs que dans les quartiers de sa sorcière. Mais Alix était surtout inquiet pour cette histoire de carapace à fissurer ; si son frère se retrouvait un jour doté du moindre don, les problèmes ne feraient qu’empirer… Dès qu’il aurait consulté Elisha à nouveau, il lui faudrait s’entretenir d’urgence avec Foch.

* *

*

Dame Frénégonde était une grande femme mince, aux traits anguleux, au nez droit et à la longue chevelure blonde, striée de blanc. Bien qu’elle n’ait aucune difficulté à sourire pour les besoins du commerce qu’elle dirigeait, ses yeux trahissaient souvent sa nature froide et calculatrice. Contrairement à Alix, peu de gens parvenaient à établir une véritable relation d’amitié avec cette femme. La plupart fuyaient même la tenancière au point de préférer faire des affaires avec des maisons de moins bonne réputation…

— Ta présence rehaussera avantageusement le niveau de la clientèle qui fréquente mon établissement, se réjouit la patronne en lui donnant l’accolade. J’espère que tu es en forme parce que Nadja attend là-haut depuis un certain temps déjà.

Alix fronça les sourcils.

— Je ne crois pas que…, voulut-il protester.

— Tut, tut, tut, l’interrompit la mère maquerelle. Ne me dis pas que tu passeras la nuit ici sans une de mes filles dans ton lit. Ce ne serait pas raisonnable…

Tout en parlant, Dame Frénégonde avait saisi le bras d’Alix et le remorquait vers l’une des chambres du second palier. Alix leva les yeux au ciel. Il ne se sentait vraiment pas d’attaque pour ce genre d’exercices ! Son crâne allait exploser sous la pression tant il avait besoin de réfléchir.

— Je connais suffisamment les hommes pour savoir qu’ils ne trouvent pas de meilleure façon d’oublier leurs problèmes qu’en buvant plus que de raison et en compagnie de jolies femmes.

Dame Frénégonde ouvrit une porte et poussa le Cyldias à l’intérieur.

— Allez ! Il est grand temps que tu te changes les idées. En plus, c’est la maison qui offre…

Sur ce, elle lui adressa un clin d’œil coquin et ferma la porte. Une splendide jeune femme était étendue sur le lit. Ses longs cheveux bruns étaient tressés en une natte unique et elle ne portait rien, si ce n’est une couverture qui couvrait le bas de son corps, à partir des hanches. La jeune femme esquissa un sourire moqueur tandis que le regard qu’Alix aurait préféré poser sur le visage de Nadja dériva plutôt vers ses seins fermes à la pointe dressée. Une curieuse bataille se livra alors entre le corps, l’esprit et le cœur du jeune homme. En d’autres temps, il n’aurait pas hésité une seconde devant ce spectacle, mais ce soir, le souvenir de Naïla le retenait.

Ses tergiversations furent pourtant de courte durée. Son corps trop longtemps privé de jouissance gagna aisément sur le cœur et l’esprit d’Alix. Il s’abandonna bientôt dans les bras de Nadja avec un plaisir non feint. Il voulut ensuite profiter de quelques heures de sommeil bien méritées, mais Morphée ne se montra qu’en compagnie des habituels cauchemars.

Le lendemain, Alix se leva la tête emplie d’horreurs sans nom. Assis sur le bord du lit, il se massa les tempes, les yeux fermés. Un profond soupir lui échappa avant qu’il ne s’habille pour descendre. Il lui fallait retourner voir Elisha, mais il se demandait s’il ne regretterait pas ensuite les révélations à venir…

Les quartiers des filles de joie occupaient l’arrière de la maison. Alix savait que l’animation y était vive à toute heure du jour et de la nuit. Avec une pointe de nostalgie, il pensa aux moments qu’il y avait passés autrefois alors qu’il jouissait d’une permission spéciale pour s’y rendre. Tout cela lui semblait tellement loin, même si c’était il y a quelques années à peine.

Il se rendit directement dans les cuisines de l’établissement, où la cuisinière lui réserva le même accueil enthousiaste que la propriétaire. Il déjeuna sans grand appétit. Dame Frénégonde apparut bientôt sur le seuil.

— Tu es bien reposé ? demanda-t-elle, légèrement ironique.

Alix eut un sourire en coin, mais resta muet.

* *

*

Alix dut quitter Nasaq en catastrophe, sans avoir revu Elisha. Alors que le soleil voguait vers son zénith, il avait reçu une communication télépathique où une voix hachurée s’apparentant à celle de Foch appelait à l’aide. Il avait tenté de communiquer avec le sage, mais ses appels étaient restés sans réponse. Alix avait rapidement décrété que ses origines pouvaient bien attendre quelques heures de plus.

Malheureusement, pour la seconde fois depuis le départ de Naïla, ses pouvoirs de déplacement eurent des ratés : le Cyldias se matérialisa deux fois au mauvais endroit. Au troisième essai, il apparut enfin tout près du repaire de Madox. Les énergies en présence lui donnèrent pourtant l’impression de ne pas être le bienvenu. Il tenta à nouveau d’établir un contact avec Foch, mais il échoua à chacune de ses tentatives. Le même phénomène se produisit lorsqu’il voulut communiquer avec Madox. Pourquoi ?

Il s’approcha prudemment à quelques dizaines de mètres du refuge. Aucun son ne filtrait, il régnait un calme inhabituel. On n’entendait même pas le gazouillis des oiseaux ni le bruissement du vent dans les arbres aux feuilles devenues rares. Alix éprouva la même sensation que s’il avait inconsciemment pénétré dans une immense cellule temporelle. Cela n’avait aucun sens. On aurait dit que le temps était suspendu dans l’attente d’un événement imminent.

— Noooooooooooooooooooon !

Ce cri inhumain fit se tourner brusquement le Cyldias vers la droite. Pourvu que ce ne soit pas Foch ou Madox ! Rien ne bougeait sous le couvert des arbres, mais Alix eut l’impression que des ombres se mouvaient dès que ses yeux quittaient un point pour en fixer un autre. Un long frisson le parcourut. Il se souvenait d’avoir vécu une situation semblable, une dizaine d’années plus tôt, peu de temps avant de faire la connaissance de Foch. Il s’était alors réfugié temporairement à la limite des Terres Intérieures pour échapper aux incessantes poursuites de son frère. Il était à bout de forces et il n’avait eu d’autre choix que de s’arrêter pour se reposer. Au moment où la nuit tombait sur la forêt, il avait également éprouvé la sensation que des ombres se déplaçaient en périphérie de sa vision. Incapable de trouver le sommeil, il avait passé la nuit à scruter les ténèbres dans l’appréhension… Aujourd’hui, il en aurait le cœur net.

Alix s’avança dans les fourrés épais à la recherche de l’être qui avait poussé ce cri strident. À peine eut-il franchi une trentaine de mètres que l’appel se répéta une nouvelle fois, avec un accent de supplication à donner froid dans le dos. Alix courut dans cette direction et prit son élan pour sauter un ruisseau. Il se retrouva alors suspendu dans les airs, juste au-dessus du cours d’eau. Figé. Il ne pouvait plus bouger. « Une frontière temporelle ! » s’étonna-t-il. Mais pourquoi dans un endroit aussi accessible que celui-ci ? En d’autres temps, il aurait été ravi de faire pareille découverte, mais en ce moment, il y avait plus urgent.

Il ferma les yeux, se concentrant sur le monde qui l’entourait, cherchant les limites de cette frontière. Il savait pouvoir se déplacer le long de ces limites entre deux époques s’il faisait preuve de prudence. Alors qu’il tentait toujours de délimiter sa marge de manœuvre, un troisième cri lui parvint, plus assourdi, mais aussi inhumain que les précédents. La créature qui avait besoin d’aide s’affaiblissait. Ce n’est pourtant pas ce qui retint le plus l’attention d’Alix, mais plutôt le fait que le son lui était parvenu comme dans un couloir. Était-ce le gardien qui était en péril ? Si c’était le cas, la situation était beaucoup plus grave qu’une simple agression.

Les frontières temporelles n’étaient pas une création magique, mais plutôt une particularité du monde des Anciens. Elles avaient toujours été présentes, aussi loin que les souvenirs de cette nation pouvaient remonter. En de rares lieux sur cette terre, dans les endroits les plus inattendus et habituellement difficiles d’accès, des brèches dans le temps s’étaient formées. Ces frontières permettaient de passer d’une époque de la Terre des Anciens à une autre, mais sans la choisir. Chaque frontière conduisait à une époque bien précise, avant de ramener le voyageur dans le présent s’il l’empruntait en sens inverse. Dans sa volonté de justice et de paix, Darius avait fait recenser chacune des frontières connues et y avait assigné un gardien permanent, qui ne pouvait partir sans avoir été remplacé. Ces gardiens empêchaient tout être de se servir des frontières temporelles pour modifier le passé par le biais d’un simple voyage. L’espèce pensante devenant gardienne d’une frontière dépendait de son emplacement. L’histoire raconte que Darius avait ensuite caché la carte de ces frontières et espéré que leur existence sombre dans l’oubli.

Il y avait discordance dans la protection de la présente frontière. Convaincu que le gardien avait besoin d’aide, Alix suivit avec précaution la fracture du temps, souhaitant que ce ne soit qu’une courte brèche. À peine quelques minutes plus tard, il entendit une respiration sifflante ; des gémissements, de même qu’une voix gutturale lui parvenaient en sourdine. Il ralentit le pas. Il ne savait pas si les êtres en présence pouvaient percevoir la sienne. Sans endroit où se cacher dans l’espace-temps, il continua d’avancer, sur le qui-vive. Des silhouettes se découpèrent bientôt en relief, des ombres mouvantes, des voix toujours assourdies ; l’affrontement avait donc lieu à l’intérieur même de la frontière.

Alix ignorait s’il pouvait se rendre invisible dans un endroit comme celui-ci. À son grand désarroi, il eut besoin de deux tentatives pour réussir. Était-ce sa magie ou l’effet de la frontière ? Il continua sa progression, espérant que les protagonistes seraient trop absorbés par leur différend pour le sentir venir. Ce qu’il découvrit le cloua sur place.

Devant lui, les ombres devinrent quatre êtres distincts : trois contre un en fait. Une naïade – nymphe qui veille sur les ruisseaux et les rivières – était étendue dans le lit du cours d’eau, gémissant faiblement. De son corps s’échappaient plusieurs filets d’un bleu argenté, témoignant non seulement de ses nombreuses blessures, mais aussi de son statut. Le bleu prouvait son appartenance au peuple des nymphes et les reflets argentés, sa position de gardienne du temps. C’est probablement pour cette raison qu’elle n’avait pas quitté la Terre des Anciens pour Elfré lors de la grande migration ; ses obligations de gardienne d’une frontière l’avaient retenue dans ce monde-ci. Il était impossible d’identifier les trois autres êtres puisqu’ils se dissimulaient sous de longues capes noires à capuchon. L’individu du centre était le plus petit, mais Alix était certain qu’il était le plus puissant.

Le Cyldias réfléchissait à toute vitesse, cherchant la meilleure façon de tirer la nymphe de sa fâcheuse position sans s’attirer les foudres des trois autres. En d’autres circonstances, il aurait simplement pris la créature dans ses bras pour ensuite disparaître, mais les couloirs temporels ne lui donnaient pas cette latitude.

— Pour la dernière fois, dis-moi à quelle époque mène ce passage.

Alix fut parcouru d’un long frisson au son de cette voix d’outre-tombe. Plus que jamais, il se demanda à qui appartenait cette voix inhumaine qui avait maintes fois hanté ses cauchemars. Le langage était celui des nymphes, mais l’accent était à couper au couteau. L’être ne possédait donc pas d’anneau de Salomon, ce bijou qui permettait de passer d’un langage à un autre sans que rien paraisse.

— Mon maître t’a demandé quelque chose !

L’un des deux êtres qui flanquaient le premier envoya un violent coup de pied à la naïade. Celle-ci se recroquevilla en gémissant, faisant non de la tête dans un langage universel. Sans attendre, l’être lui administra un second coup dans un ricanement sinistre.

— Ces créatures sont si bêtes qu’elles préfèrent mourir plutôt que de trahir leur serment à Darius. Comme si ce vieux fou pouvait encore les protéger, des siècles après sa mort…

C’est l’être de gauche qui venait de parler avec un mépris sans borne. Alix fronça les sourcils. Il y avait une femme et un homme. Mais pourquoi le chef de ce triste trio n’avait-il pas d’anneau lui permettant d’utiliser le langage des nymphes alors que ses subalternes semblaient en posséder un ? Cela n’avait guère de sens. N’importe qui aurait normalement réquisitionné l’anneau d’un des deux autres. À moins que ces deux-là n’en possèdent pas. Mais si c’était le cas, qui pouvaient-ils bien être ? Alix ne connaissait que Naïla, Madox, Andréa, Mélijna et Wandéline qui n’avaient pas besoin d’anneau pour comprendre et parler toutes les langues. Madox en portait bien un, mais pour une toute autre raison. Le langage haché du personnage central tira Alix de sa réflexion.

— Je vais devoir mettre fin à tes jours pour aller voir par moi-même où mène ce passage. Si ce n’est pas celui que je cherche, tu mourras pour rien. Ton sacrifice laissera sans surveillance une extraordinaire façon de modifier le passé.

La pauvre nymphe se recroquevilla davantage sur elle-même, en proie à la terreur. « Pourquoi ne se défend-elle pas ? se demanda Alix. Darius a pourtant donné d’immenses pouvoirs à ceux qui veillent sur les frontières temporelles. »

— Tu dois utiliser le sortilège d’Ekla pour entraver la magie de Saùl Même si tu ne connais pas cette formule, elle te viendra en temps opportun. Ce monstre a pris Nichna par surprise et sa puissance empêche maintenant la nymphe de se défendre. Dès que ton sortilège sera lancé, elle retrouvera ses pleins pouvoirs malgré son apparente faiblesse. Surtout, reste invisible et laisse la nymphe agir seule ensuite, pour éviter que ta présence ne soit perçue. Tu ne dois pas…

Le reste de cette communication télépathique se perdit dans un nouveau cri de Nichna. Reconnaissant la voix de son père, Alix ne tergiversa pas. Il ferma les yeux et formula le sortilège qui lui vint sans effort. Les effets se firent immédiatement sentir. La bulle silencieuse dans laquelle Alix évoluait depuis son arrivée près de la retraite de Madox vola en éclats et tous les sons revinrent en même temps dans une cacophonie assourdissante pour ses oreilles si peu sollicitées dans les dernières minutes. Saùl et ses acolytes sursautèrent et scrutèrent les environs, cherchant l’origine du contre-sortilège. La nymphe profita de ce moment d’inattention de la part du sorcier pour disparaître en compagnie d’Alix, et scella la frontière derrière elle. La disparition du Cyldias se fit alors que son visage exprimait une intense surprise : il avait vu les êtres qui suivaient le sorcier. Le jeune homme se dit qu’il aurait préféré ne rien savoir de ses nouveaux adversaires : deux Ybis. La dernière chose qu’il entendit, c’est le cri de rage de celui qui les accompagnait.

* *

*

Si Roderick avait attiré son fils sur place, ce n’était pas pour sauver la vie d’une nymphe. Il se fichait bien de cette existence comme de toutes les autres ; seule sa propre vie comptait, de même que celle de son petit-fils à venir. Il avait d’autres raisons. La plus importante : infliger une cuisante défaite à Saul et ses acolytes. Il ne comprenait toujours pas comment ce sorcier de malheur était parvenu à convaincre les Ybis de le servir tandis que lui-même avait consacré près de dix ans de sa vie à ces créatures. Il les avait libérés de leur prison sur Bronan, leur avait appris à maîtriser leurs immenses pouvoirs, leur avait enseigné l’histoire de la Terre des Anciens et combien d’autres choses encore. Et qu’avait-il récolté ? À la première occasion, les Ybis lui avaient faussé compagnie pour se rallier à son plus grand rival.

Si la débandade de Saul contentait Roderick, la parfaite réussite d’Alexis l’inquiétait. L’Être d’Exception avait prévu transmettre mentalement le sortilège d’Ekla à son fils au moment opportun, mais il n’en avait pas eu le temps. Le jeune homme l’avait formulé instinctivement, sans le moindre effort, ce qui signifiait que la transformation en latence depuis sa naissance était déjà bien amorcée. Il devenait urgent qu’Alexis ramène Naïla et qu’ils meurent tous les deux…

* *

*

Alix reprit pied dans un paysage singulièrement différent de celui qu’il venait de quitter. Il n’y avait pas le moindre arbre autour de lui, pas de végétation, pas de cours d’eau, rien. Que le vide total, une plaine aride s’étendant à perte de vue. Des centaines de squelettes à demi enterrés jonchaient le sol sablonneux : des ossements qui appartenaient vraisemblablement à plusieurs espèces. Pourtant, le jeune homme était convaincu d’être exactement au même endroit que quelques minutes plus tôt.

— Tu es sur le champ de bataille de Verdim, dix ans après les événements et quelques minutes à peine avant la mort de Darius. D’ici quelques heures, quand le choc premier de sa mort sera passé, les rares elfes restants sur la Terre des Anciens, avec l’aide des Sages, feront disparaître les vestiges des grands champs de bataille pour enclencher le processus d’oubli du passé. Ils espéraient que l’histoire d’Ulphydius ne se reproduise jamais et que les souvenirs de ce qu’il était s’effacent des mémoires collectives.

La nymphe parlait d’une voix éteinte, les larmes aux yeux, tout en pansant magiquement ses plaies. Soudain, le temps se modifia considérablement. Le soleil disparut, le ciel se couvrit de nuages et le tonnerre gronda. Du sol monta un tressaillement de la terre qui se mua progressivement en tremblement ; des éclairs zébrèrent bientôt le ciel et le vent se leva, soufflant en une longue plainte déchirante. Nichna étouffa un sanglot, murmurant simplement :

— Darius vient de s’éteindre…

Alix s’ébroua, tentant de chasser le sentiment d’irréalité qui s’était emparé de lui. Il venait apparemment de subir les premiers contrecoups de la mort de Darius, mais il ne parvenait pas à l’assimiler. Secouant la tête de gauche à droite, il cligna plusieurs fois des yeux et se tourna finalement vers Nichna, toujours recroquevillée sur elle-même, à même le sol, de grosses larmes inondant ses joues.

— Combien de fois avez-vous revécu ces événements ?

— Trop souvent pour que j’aie la moindre envie d’en tenir le compte.

La nymphe laissa échapper un long soupir douloureux.

— J’étais déjà née à la mort du grand Sage, mais pas encore gardienne de cette frontière du temps. Pour une raison inconnue, celle-ci a été créée au moment de la mort de Darius. Longtemps, les membres survivants du Conseil de Gaudiore ont cherché à connaître la raison de cette apparition subite d’une fêlure temporelle. Ils refusaient de croire qu’elle s’était formée dans un seul but : revivre indéfiniment la mort de Darius et d’Ulphydius…

Alix fronça les sourcils. Jamais on ne lui avait dit que de nouvelles frontières temporelles avaient fait leur apparition après la mort de Darius. Le jeune homme croyait que les phénomènes de ce genre avaient tous été répertoriés par Darius lui-même et qu’ils dataient de la création première de la Terre des Anciens, bien avant la Grande Séparation.

— Darius disait que chaque cassure dans le cours du temps avait sa raison d’être. Selon lui, chacune était nécessaire pour une raison qu’il fallait absolument trouver.

Devant le haussement de sourcils du Cyldias, la nymphe demanda :

— Vous connaissez d’autres fêlures temporelles ?

Alix hocha la tête, mais la nymphe resta muette. Il comprit qu’il lui fallait les nommer pour que Nichna poursuive. Elle ne pouvait pas courir le risque de dévoiler l’emplacement de certaines frontières sans en savoir davantage sur son interlocuteur.

— L’archipel de Hasik en possède une, de même que les marais de Nelphas. Il y en a une sur le territoire des Insoumises, mais je ne saurais dire où exactement. La dernière que je connaisse se situe sur Sagan, très au sud.

Nichna acquiesça. Avant de révéler ce qu’elle savait à Alix, il devait subir un test ultime. D’un geste, elle fit apparaître une fiole remplie d’un liquide bleu clair. Elle regarda ensuite Alix droit dans les yeux.

— J’ai besoin d’une goutte de votre sang pour l’ajouter au mien. Selon la couleur obtenue grâce au mélange des deux fluides, je saurai si je peux vous expliquer la véritable fonction des frontières temporelles.

— Sinon ? l’interrompit Alix, tranchant.

— Je vous ramènerai à votre époque et veillerai à ce que vous oubliiez mon existence ainsi que tout ce qui vient de se produire…

La nymphe tendit une dague à Alix, qui s’entailla le pouce sans sourciller. Le sang perla, gouttant dans l’ouverture de la fiole. Un grésillement se fit entendre au contact des fluides et le sang bleu de la nymphe vira instantanément au pourpre profond. Nichna sourit, soulagée. Elle ne s’était donc pas trompée sur le compte d’Alix. Elle fit disparaître la fiole et reprit :

— La frontière de Nelphas permet aux morgans, peuple si particulier qui y réside, de retourner dans le temps à volonté afin de rapporter les plantes et les espèces animales qui disparaissent chaque année de la Terre des Anciens. Ces êtres ont reçu pour mission de préserver notre monde d’origine. Darius espérait que tous les peuples puissent un jour y revivre en harmonie. C’est l’une des rares frontières temporelles qui n’ait pas de destination unique. Sur le territoire des Insoumises, le retour en arrière s’arrête bien avant la Grande Séparation, juste devant l’entrée d’une longue galerie souterraine, devenue inatteignable à la suite de la glaciation. Ce couloir interminable conduit à la seule et unique réserve d’un élément essentiel à la réalisation des formules magiques les plus complexes. Aux confins de Sagan se cache le passage pour l’ancienne cité de Viscae, détruite il y a quelque mille ans par l’éruption du volcan qui la surplombait. Sa population, dépositaire du savoir de tout un monde, était la plus instruite de la Terre des Anciens. Il était impératif que ne disparaisse pas à jamais tout ce qu’elle contenait. Enfin, la dernière frontière que vous connaissez, celle de l’archipel de Hasik, permet un retour dans le temps qui coïncide avec la Grande Séparation.

— Combien y a-t-il de frontières temporelles ?

— Dix-sept connues et recensées. Mais il en manque sûrement quelques-unes dans le décompte. Darius n’était malheureusement pas infaillible malgré sa puissance…, répondit la nymphe sur un ton d’excuses.

Elle ferma les yeux quelques secondes et les rouvrit, annonçant :

— Nous pouvons maintenant regagner votre époque ; Saul et ses Ybis sont loin.

* *

*

Ayant un moment oublié Foch et Madox, Alix souhaitait maintenant se rendre à la chaumière. Avant qu’il ne parte, Nichna le remercia chaleureusement pour son intervention ; elle lui devait la vie. Alix répondit que sa réaction avait été normale dans les circonstances, mais la nymphe rétorqua que bien peu d’êtres sur cette terre auraient osé risquer leur vie pour sauver celle d’un individu d’une autre espèce.

— Si, un jour, vous avez besoin des services d’une nymphe d’eau douce, n’hésitez surtout pas à me le faire savoir…

* *

*

Tandis qu’Alix disparaissait sous le couvert des arbres, un léger sifflement se fit entendre tout près de la source du ruisseau dont Nichna avait la garde. La créature en chercha la provenance. Ses yeux se posèrent alors sur la fiole qu’elle avait utilisée plus tôt pour connaître la valeur de l’homme qui lui avait sauvé la vie. Elle prit le contenant entre ses doigts palmés, admirant le liquide devenu pourpre ! Cette teinte se situait presque au sommet de l’échelle de confiance : très rares étaient les individus pouvant donner cette riche couleur bordeau lorsque leur sang se mêlait à celui d’une nymphe. Au cours de ses quelque sept cents ans de surveillance de cette fêlure du temps, Nichna n’avait pu observer les deux seules couleurs suivant le pourpre qu’une douzaine de fois.

Un nouveau sifflement se fit entendre, tirant la nymphe de ses pensées. La fiole laissait maintenant échapper de légères volutes de fumée translucide. Avec un froncement de sourcils, la créature regarda le liquide se mettre à tournoyer doucement, puis de plus en plus vite, comme s’il était brassé par une cuillère invisible. Puis l’impossible se produisit sous les yeux ébahis de Nichna. Le liquide pourpre se modifia lentement, de rares courants d’un blanc nacré firent leur apparition puis d’autres et d’autres encore. Dans un premier temps, le mélange devint bicolore, puis totalement blanc lustré au bout de quelques minutes qui semblèrent pourtant une éternité. Sous le choc, Nichna laissa tomber le flacon sur le sol de mousse où il atterrit dans un bruit mat. Son contenu se répandit sur les pousses lime, luisant sous les rares rayons de soleil qui filtraient à travers les arbres dénudés.

— Qui es-tu réellement bel étranger ? murmura la nymphe.

 

Le talisman de Maxandre
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